« LA CIVILISATION OCCIDENTALE PEUT-ELLE MOURIR ? »

MICHEL BENOIT*  est venu faire une conférence le 22/03/2018 à CHAMPLAN.

Avec son autorisation la voici. 

 

L’OCCIDENT PEUT-IL MOURIR ?

 « Nous autre civilisations, disait Paul Valéry, nous savons aujourd’hui que nous sommes mortelles ». Quel est le destin des civilisations ? La civilisation bimillénaire de l’Occident est-elle condamnée, elle aussi, à mourir ?

I. Naissance de l’Occident

Rappelons que l’Occident a appris à penser avec deux grands philosophes grecs :

1- Platon, qui résume sa pensée dans le fameux « Mythe de la caverne ». Nous sommes assis devant l’ouverture d’une caverne obscure, tournant le dos à la lumière. Sur le fond de la caverne, nous apercevons les ombres projetées par ce qui se trouve derrière nous. Nous ne voyons que les apparences des choses dont la réalité nous échappe. Par un effort de l’esprit nous tentons de reconstituer cette réalité à travers, et au-delà de ce qui nous apparaît. Cette quête de l’au-delà des apparences est le premier élément de la civilisation occidentale. Elle est irrationnelle et a donné naissance à la mystique chrétienne.

2- Aristote, qui recherche quelle est la structure de l’univers et de l’être humain. Partant de son analyse du langage, il définit des catégories de pensée, une logique qui pénètre jusqu’au plus intime de la réalité. Il ne cherche pas l’au-delà des apparences, il les analyse pour remonter des apparences à leur réalité. Cette quête objective de la nature du réel est le deuxième élément de la civilisation occidentale, elle s’appuie sur la raison et a donné naissance à notre science.

Alors, irrationnel ou rationnel ? Mystique ou science ? Approche religieuse ou laïque ? C’est sur ces deux fondements apparemment opposées que va s’écrire l’histoire de la civilisation occidentale.

II. Qu’est-ce qu’une civilisation ?

C’est une conception des lois de l’univers, du vivre ensemble, du destin de chacun ainsi que de ses droits et devoirs. Historiquement, une civilisation repose sur sur trois éléments fondateurs :

1- D’abord (et dans toutes les civilisations) une religion commune, qui fut longtemps celle de l’État. Plus ou moins assumée, cette religion produit des valeurs communes qui s’expriment dans une culture commune, matérialisée dans des us et coutumes communs (1).

2- Ensuite, une langue commune qui permet aux individus d’échanger entre eux et de transmettre valeurs et culture aux générations suivantes.

3- Enfin, un intérêt commun : survivre au milieu des autres en défendant son territoire.

Examinons l’un après l’autre ces trois fondements d’une civilisation.

III. Religion et laïcité

Jusqu’à la Renaissance le christianisme a répandu en Occident une langue commune – le latin -, des valeurs communes, une culture commune. Il a diffusé une forme d’art fortement inspiré par les canons de beauté de l’hellénisme néo-platonicien.

La séparation entre religion et pouvoir, entre le clergé et le monarque, inconcevable dans les sociétés anciennes, est née en France en 1789. On a vu s’affirmer la volonté d’éradiquer totalement la religion de la société française. La Convention était consciente de proposer une nouvelle civilisation, libérée de l’emprise catholique : elle choisissait Aristote plutôt que Platon, la raison plutôt que l’irrationnel. Cependant, convaincu qu’il n’y a pas de civilisation sans religion, Robespierre a tenté de remplacer le catholicisme par le culte de la déesse Raison : vous savez que sa tentative n’a pas duré longtemps. Dès son arrivée au pouvoir, Napoléon a restauré le catholicisme comme « religion de la majorité des Français ».

Jusqu’en 1789, la religion dominait l’État. En 1802, le Concordat napoléonien donna à l’État tout pouvoir sur la religion. Il faudra attendre 1905 pour aboutir à un compromis entre l’État et l’Église, entre logique et irrationnel, entre raison et mystique – bref, entre Aristote et Platon Un compromis non seulement pragmatique mais fondé sur une philosophie totalement nouvelle dans l’histoire des civilisations : la laïcité.

La laïcité française prétendait retirer à l’Église le droit de dicter ses lois à l’État. En réalité, le Code Civil napoléonien est enraciné dans le christianisme : famille, place de la femme, travail, soumission du citoyen à l’État, suprématie de la justice… Sans le savoir, les Français vivent encore aujourd’hui sous des lois d’inspiration évangélique et paulinienne.

Mais la laïcité, compromis politique, ignore l’aspiration vers la transcendance qui est chevillée au cœur de l’Homme. Notez bien qu’ici je ne parle pas seulement de transcendance religieuse, mais d’un horizon qui dépasse les contingences humaines, d’un au-delà des apparences, d’une finalité plus haute que la simple maîtrise des réalités économiques ou politiques. En ne considérant que les ombres sur le fond de la caverne, la laïcité fait triompher Aristote sur Platon. La réalité derrière les ombres n’est pas son propos, elle ne se préoccupe que de la gestion de la cité. Ce faisant, elle laisse le champ libre à l’irrationnel, qui s’exprime désormais dans l’altermondialisme radical, de gauche comme de droite, qui s’habille depuis peu en jaune : « Nous voulons un autre monde que celui-ci ».

IV. Déclin du christianisme

À la suite du judaïsme, le christianisme apportait au monde de l’Antiquité une nouveautéconsidérable. Nouveaux étaient le respect du prochain, l’attention portée aux petits et aux faibles, la non-violence. Nouvelle surtout était l’irruption d’une transcendance radicale : Dieu était au-delà des apparences du monde visible. Mais comment l’atteindre ? Un psaume de la Bible affirme que « les cieux racontent la gloire de Dieu » : les éléments naturels devenaient des signes de la transcendance divine. On en revenait à la caverne de Platon, la réalité transcendante n’était accessible qu’à travers son ombre, ses signes visibles. En latin, ‘’signe’’ se dit sacramentum.

Les clergés juif et chrétien prirent le pouvoir en s’emparant des sacrements pour en faire le seul moyen de contact avec la divinité. La transcendance s’effaça de fait devant des dogmes et des rites qui ramenaient les croyants à la matérialité des signes.

C’est cette perte du sens de la transcendance au profit des dogmes et des rites qui a provoqué en Occident la désaffection progressive du christianisme, bien plus que sa morale sexuelle. La religion ‘’religieuse’’ a été supplantée chez nous par une religion de la laïcité. Et le mouvement mystique, c’est-à-dire le contact direct et immédiat avec Dieu, a été marginalisé ou parfois condamné dans le judaïsme puis le christianisme – comme d’ailleurs dans l’islam.

La diminution spectaculaire du clergé catholique, la fuite des croyants et leur disparition de l’espace public sont les effets les plus visibles de cette perte du sens de la transcendance au sein de l’Église catholique officielle

L’image de Dieu qu’elle transmet est un obstacle majeur parce qu’elle heurte l’aspiration à la transcendance. Elle rabaisse la religion à un marchandage entre le monde d’en-bas et un monde d’en-haut qui ne serait plus accessible qu’au prix de la soumission à des dogmes incompréhensibles et à des rites baroques.

V. Une langue commune ?

Le premier élément fondamental d’une civilisation, sa religion, est donc gravement atteint en Occident. Qu’en est-il du second élément, la langue commune qui permet d’échanger et de transmettre ? Jusqu’au milieu du XXe siècle, les immigrants adoptaient la langue du pays d’arrivée. Mais la ghettoïsation des minorités, leur éloignement de l’école républicaine – et la faiblesse de cette dernière – font qu’aujourd’hui, une portion notable de la population française ne parle plus la même langue que celle de l’élite éduquée dont sont issus nos dirigeants. Quoi qu’ils disent, ces derniers ne sont plus ni entendus, ni compris par cette France des oubliés qui vient de se réveiller et parle une autre langue qu’eux.

VI. Un territoire à défendre

Troisième élément fondateur, le territoire à défendre. Environ au 9e siècle avant-J.C. des peuplades quittèrent l’Europe centrale pour émigrer vers l’Ouest, se fixer en France et jusqu’au Portugal : ce sont les Celtes. Nos grand-mères n’étant pas toutes vertueuses, chacun de vous ici a un peu de sang celte dans ses veines. Au fil des siècles cette première immigration fut suivie par beaucoup d’autres qui venaient du Sud ou de l’Est du bassin méditerranéen.

Pourquoi ces gens-là migraient-ils ? Parce qu’ils étaient insatisfaits de ce qu’ils trouvaient dans leur pays d’origine, au point de tout risquer en le quittant.

Et pourquoi cessaient-ils de déambuler pour poser leurs valises quelque part ? Parce que là, ils avaient trouvé un bien-être qu’ils étaient décidés à conserver coûte que coûte. La défense du territoire devenait la défense des Droits Acquis.

Insatisfaction et conservatisme, désir de nouveauté et refus du changement, deux valeurs inconciliables, opposées l’une à l’autre, qui se sont profondément imprimées côte à côte dans notre génome collectif. Cette coexistence dans l’ADN français du mouvement et de la stabilité, du changement et du conservatisme, explique nos révoltes périodiques. Ajoutez-y la lutte contre le pouvoir et la religion qui le justifiait, et vous avez la France d’hier et d’aujourd’hui.

VII. Que conclure ?

Quand on n’a plus les mêmes valeurs, on ne partage plus la  même culture. Quand on ne parle plus la même langue, on ne peut plus communiquer ni transmettre. Quand chacun défend le territoire de ses droits, la société est bloquée. Alors, le seul langage qui reste c’est celui de la violence à l’état brut. Les cris remplacent la parole, les coups remplacent le dialogue. Le rêve remplace la réalité, l’utopie remplace le programme.

La nature ayant horreur du vide, si les valeurs d’une culture s’affaiblissent une autre culture prend sa place. Au respect d’autrui, au précepte d’amour et à l’attention aux autres du christianisme se substituent le mépris, la haine et l’égalitarisme (qui n’est qu’un succédané de l’attention aux autres). La nouvelle pseudo-culture détrône l’ancienne par une violence à la fois physique et verbale : des slogans d’abord simples, puis simplistes mais qui rassemblent par leur utopisme radical.

Avec la perte de la notion de transcendance, on perd l’espoir qui faisait vivre et croire en l’avenir. Alors, la radicalisation devient désespérée. On ne sait plus pourquoi on se bat, ni quel but on voudrait atteindre mais on continue de se battre, aveuglément. Et on casse les centre-villes où ceux qui croient en l’avenir se sont établis.

Le retour dans notre société d’une culture chrétienne, en partie responsable de ses échecs, semble exclu. Les autorités politiques ne peuvent pas revenir aux fondamentaux de cette culture chrétienne, puisque le dogme de la laïcité le leur interdit.

De l’Église catholique officielle, aveuglée par ses problèmes de morale sexuelle, il n’y a rien à attendre Plus de culture commune, plus de langage commun, la crispation sur les droits acquis dans le passé : notre civilisation a perdu ses trois fondamentaux. Elle est à la fois bloquée et désespérée.

Internet permet à ce désespoir de s’exprimer librement, convoquant des foules qui s’agglomèrent instantanément, sans leaders – chaque individu se sentant investi du pouvoir d’agir. Cette communication instantanée est un phénomène nouveau, que nul ne peut contrôler : la révolution est désormais à portée de clics.

Le constat semble sombre, et il l’est.

Pourtant, sous ces apparences négatives, l’observateur attentif discerne en Occident quelques signes de retour aux fondamentaux :

1- Né aux USA, le Jesus mouvement s’est répandu dans toute l’ancienne chrétienté sous la forme du mouvement charismatique. Il se concentre sur la personne et l’enseignement de Jésus lui-même. Ses followers font l’impasse sur les dogmes et les rites du christianisme traditionnel, ils cherchent le contact direct et immédiat avec Jésus. Quelques chercheurs, dont je fais partie, ont publié des ouvrages qui permettent d’approcher le Galiléen dans sa réalité historique et humaine.

2- D’abord réservé à une élite de bobos, le bouddhisme s’est répandu un peu partout. sous la forme du bien-être, du bien-vivre et du respect des espèces vivantes.. En France, les publications de mon ami Matthieu Ricard l’ont mis à la portée de tous. Dans mon essai Dieu malgré lui (2), j’ai montré les nombreux points de convergence qui existent en le Juif Jésus et le Bouddha Siddhârta.

3- L’islam officiel continue de refuser absolument toute lecture historique et critique du Coran, sans laquelle cette religion est condamnée à l’immobilisme et à une conception médiévale de la société. Les chercheurs qui tentent une lecture historico-critique du Coran sont tous d’origine chrétienne (3), mais on entend de plus en plus de voix musulmanes qui s’élèvent pour dénoncer l’interdit de recherche qui paralyse l’islam.

4- Grâce à Internet, une adolescente suédoise vient de faire descendre dans la rue des milliers de moins de vingt ans qui mettent les politiques en demeure d’agir pour sauver la planète. Ils affirment que la nature est le fondamental de base de toute culture. Ces gamins qui se lèvent pour préserver leur survie changeront-ils quelque chose ? Lueur d’espoir…

Toutes ces avancées sont timides. Les appareils religieux et politiques, qui ne les entendent pas, ne sont pas prêts à opérer l’indispensable retour aux valeurs fondatrices de notre civilisation. C’est donc aux individus, seuls ou en petits groupes comme le vôtre, de se mettre au travail et de lutter pour 1er retrouver des valeurs, 2e tenter de dialoguer, 3e refuser l’immobilisme.

            Afin que l’Occident ne meure pas.          MB

 (1) Je ne dis pas qu’une civilisation est nécessairement religieuse. En historien, je constate que toutes les civilisations se sont constituées selon le schéma-type : religion –> valeurs –> culture –> us et coutumes (façon de vivre).

(2) Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur JésusRobert Laffont, 2001.

(3) Voyez mon essai Naissance du Coran, aux origines de la violence, L’Harmattan, 2014,  dont j’ai tiré un roman, La danse du Mal, Albin Michel, 2017.

 

*Michel BENOIT, Né en 1940. Doctorat en pharmacie, licence de biochimie (élève de Jacques Monod). Entré à 22 ans dans une abbaye bénédictine, qu’il quittera à l’âge de 44 ans après un Doctorat de théologie à Rome. Pharmacien dans la distribution puis dans une officine, publie son 1er livre (Prisonnier de Dieu) en 1992. Suivi de 8 autres, le dernier paru (La danse du Mal) il y a 2 ans.

Son blog :  http://michelbenoit-mibe.com/

Retour à l'accueil